Elevée au rang de « clé de toutes les autres vertus » par Descartes en son temps[1], la générosité est désormais mise en scène, voyant ainsi se concrétiser toutes les bonnes volontés en don de soi à large échelle. Ainsi mué en « charity business », le caritatif prête le flanc à la critique qui en dénonce régulièrement les supposées dérives mercantiles. Mais, au-delà des polémiques, qu’est-ce que cette alliance générosité – spectacle nous indique sur l’engagement aujourd’hui ?
Incarner l’action
Si le phénomène ne s’est vraiment répandu qu’à partir des années 80 en Europe, il constitue aux Etats-Unis l’une des dimensions structurantes du mythe hollywoodien. Dans la lignée des œuvres philanthropiques initiées par les industriels à la fin du 19ème siècle, la thématique caritative entre en résonnance avec les valeurs propagées par la « Fabrique à Rêves »: la célébration de la réussite individuelle puis sa mise au service du collectif (le « Give Back »). Dès les années 30, Hollywood organisait déjà des dîners de charité, dans les années 40 Joséphine Baker s’engageait pour la Croix Rouge et Jerry Lewis organisait le premier Téléthon en 1949… A la solidarité institutionnalisée par l’Etat Providence et à la charité organisée par l’Eglise, on préférait déjà la générosité incarnée, à défaut d’être encore vraiment spectaculaire.
C’est d’ailleurs cette rhétorique du « Give back » que l’on retrouve désormais, y compris en France, dans la plupart des discours de célébrités. Des vedettes-héros qui, ayant réussi, « ne pouvaient pas dire non ». Un storytelling encore plus efficace lorsque cet engagement fait écho à leur histoire personnelle. Selon Antoine Vaccaro, président du Centre d’Etudes et de Recherche sur la Philanthropie, « au début des années 80, les causes n’étaient pas affectées à des identités, maintenant elles le sont ». On peut ainsi citer, parmi tant d’autres exemples, les cas emblématiques d’Annie Duperey, marraine de l’Association Villages d’Enfants depuis 1993 et de Yannick Noah, créateur des Enfants de la Terre en 1988.
Les célébrités, en incarnant et en racontant l’engagement, acquièrent ainsi, dans la Cité, un statut de héros à la hauteur des rôles qu’elles endossent sur grand écran. Une consécration parfaitement assumée aux Etats-Unis, où fleurissent les distinctions couronnant les vedettes les plus influentes (le podium « Celebs Gone Good »).
Le choc de l’image
A partir des années 70, la mise en récit se double d’une mise en image : la télévision fait entrer le « spectacle caritatif » dans une nouvelle ère, démultipliant son potentiel de sensibilisation et de mobilisation. Une médiation par l’image qui survient dans un contexte particulier : l’écart de richesses sans précédent entre le Nord et le Sud et les catastrophes humanitaires que sont la guerre du Biafra en 1969-70 et le désastre au Bengladesh en 1970. Au milieu des années 80, les images de la famine en Ethiopie provoquent un choc dans les foyers. Dès lors, l’image devient indissociable de l’engagement des célébrités et le caritatif bascule dans une autre dimension: le concert Band Aid au Royaume-Uni (1984), le clip USA for Africa aux Etats-Unis (1985) et SOS Ethiopie en France et, la même année, le show planétaire Live Aid, qui aurait été suivi par 1,5 milliards de téléspectateurs. L’apparition du Téléthon, 1er « marathon télévisuel » constitue un tournant en France puisqu’il permet, dès sa première édition en 1987, de collecter l’équivalent d’environ 29 millions d’euros.
L’image est devenue incontournable. L’écho qu’a rencontré l’appel radiophonique de l’Abbé Pierre pendant l’hiver 1954 est sans commune mesure avec le retentissement du lancement Restos du Cœur trente ans plus tard. La mécanique du spectacle est toujours aussi efficace aujourd’hui : en 2013, Solidays a réuni 170 000 festivaliers, battant une nouvelle fois son record de fréquentation.
Mais le spectacle, s’il mobilise réellement, se veut aussi une démonstration symbolique. Il procède d’une guerre symbolique de signes et contresignes: il s’agit d’opposer des images dont le contenu sera aussi heureux et festif que les images de misères et de souffrance nous sont insupportables. Une forme de purification visuelle qui repose sur l’abondance de signes positifs : de vedettes, d’émotions, et surtout de moyens, habilement mis en scène (la fameuse « cagnotte » du Téléthon).
Le combat est noble et vouloir le mener à armes égales est légitime. Il pose en revanche la question de l’équilibre entre la mise en scène et son contenu. Deux spectacles s’opposent, celui du festif et celui de la souffrance, les deux pouvant être produits par la même source pour mieux « toucher la corde sensible ». Dans le spectacle festif c’est la prédominance de la distraction sur l’information qui est pointée du doigt. Ainsi, dans le cas du Téléthon (pourtant diffusé sur les chaines publiques), la Cour des Comptes mettait en cause, dans un rapport publié en 2004, ce déséquilibre au profit de la composante « divertissante » du programme : « L’AFM a indiqué lors de l’enquête (…) que les sujets scientifiques provoquent rapidement une baisse d’audience. Dans ces conditions, l’information fournie au donateur par l’émission est restreinte ». Dans le spectacle de souffrance, c’est sa fabrication parfois factice qui présente désormais certaines limites. Si dans les années 70-80 les images (de maladie, de misère) des journaux télévisés suffisaient à susciter l’émoi, elles sont désormais remplacées par du contenu encore plus spectaculaire produit par les défenseurs de la cause eux-mêmes. Quitte à véhiculer une vision parfois misérabiliste et stéréotypée du mal. Le succès rencontré fin 2013 par la campagne virale « Let’s Save Africa ! Gone Wrong » de l’ONG SAIH Norway est à ce titre symptomatique. De façon humoristique, le spot démonte les artifices habituellement déployés pour mettre en scène la misère en Afrique. Un véritable succès pour cette opération (près de 700 000 vues) qui sous-titre : « We need to create engagement built on knowledge, not stereotypes ».
Si l’efficacité de l’image dans sa capacité à mobiliser n’est plus à démontrer, le danger provient de son effet sidératif et donc d’un spectacle caritatif qui donne plus à voir qu’à comprendre. Comme l’expliquait Guy Debord dans La Société du Spectacle : « L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit »[2].
L’agréable puis l’utile
En se penchant sur les raisons qui poussent les spectateurs à participer à ces rassemblements caritatifs, il semblerait que les motivations utilitaristes l’emportent largement sur l’altruisme. Que l’argent dépensé lors de ces évènements soit reversé à une bonne cause ne représente finalement qu’un bénéfice secondaire derrière le divertissement. Une primauté au spectacle qui se traduit aussi dans le peu d’intérêt porté aux actions sensibilisatrices conduites au moment de l’événement. Ce déséquilibre tenant, comme l’explique Antoine Vaccaro, dans la confiance accordée a priori aux acteurs de la cause (ONG, acteurs sociaux, chercheurs) : « La part de divertissement est totale (…) On a affaire à des gens qui font confiance, jusqu’à preuve du contraire. Il y a des gens qui s’en occupent alors je délègue ! ». Le moment de l’information, déjà assuré par les médias au quotidien, n’est plus de mise : place au fun. La dimension collective de ces moments est également primordiale : dans un contexte de désaffection des rassemblements politiques et religieux, elle fait de ces grands-messes « l’un des derniers moments où on se retrouve autour de sujets d’intérêt général », précise Antoine Vaccaro. Ce faisant, le nombre apporte aussi à la cause sa légitimité. Si tant de personnes sont mobilisées, c’est finalement que la cause « en vaut la peine ».
Malgré tout, il serait hâtif de conclure à la victoire totale du « show » sur l’engagement authentique. D’abord parce que ce caritatif ponctuel « avec contrepartie divertissante » ne s’est pas fait au détriment de l’engagement bénévole et gratuit : en 2010, 28% des Français étaient bénévoles, un chiffre stable depuis le début des années 2000[3]. Un bénévolat qui est, de toute façons, lui aussi guidé par l’intérêt personnel : dans les motivations exprimées par les bénévoles, « donner du sens à sa vie » l’emporte toujours sur la volonté de se « mettre au service de l’intérêt général ».[4] D’autre part, parce que le rôle de la vedette reste à nuancer. D’après une étude réalisée par TNS Sofres en 2013[5], la caution apportée par une personnalité arrive en dernière position des critères d’incitation au don (3%), loin derrière la nature de la cause (54%) ou l’efficacité de l’action (51%). Loin d’être un prescripteur, la star sert au mieux de caisse de résonnance à la cause défendue.
Les stratégies généreuses
Le Téléthon ? De la « démagogie » selon Pierre Bergé. Les Enfoirés ? « Des monstres d’égoïsmes » pour Jean-Louis Murat…: la liste est longue d’attaques récemment adressées aux producteurs du spectacle de la générosité (programmateurs et artistes), questionnant le sens réel de leur engagement.
Des indignations peut-être légitimes, rappelons néanmoins que « générosité » n’a jamais signifié « altruisme ». Il faut se pencher sur l’étymologie du terme : en latin, generositas signifie « bonne race, noblesse ». La générosité est aussi un moyen de se distinguer, de s’élever par rapport à autrui, non par sa position sociale mais par l’honneur et la vertu qui nous distingue de lui. Le caritatif a toujours été un moyen venant servir des intérêts propres. Déjà en 1945, le plan Marschall était un instrument au service de l’endiguement culturel américain contre l’influence soviétique en Europe Occidentale. Dans une moindre mesure aujourd’hui, cette héroïsation des vedettes (la generositas relayée par les médias contemporains) suscite deux réactions, en fonction des sensibilités. En positif, en se rendant visible, elle permet de « montrer l’exemple » et joue ainsi un rôle incitatif à agir soi-même. En témoigne la multiplication des courses de levée de fond au service de causes diverses : chaque participant devient un agent de mobilisation et de collecte. A l’opposé, les esprits plus critiques la pointent du doigt comme ostentatoire, notamment en Europe latine où l’empreinte culturelle catholique nous pousse toujours à considérer comme suspect le don de soi lorsqu’il se rend visible. En particularité lorsqu’il ne s’accompagne que de peu de sacrifices de la part de la vedette. Antoine Vaccaro met en lumière cet écart dans le degré d’investissement des vedettes entre les pays anglo-saxons où « ils mettent du temps et de l’argent » et la France où le don se cantonne encore « au temps et à l’image ». Il n’existe en effet que peu d’équivalent en France à l’action du couple Pitt-Jolie, d’Oprah Winfrey ou des nouveaux géants de la philanthropie que sont devenus Bill Gates ou Mark Zuckerberg…
Surtout, en rendant la générosité dépendante de son spectacle, les médias se voient aujourd’hui confrontés à une autre problématique : celle de la hiérarchisation des causes. Pour reprendre la formule d’Antoine Vaccaro : « Le malheur est aveugle, la générosité est injuste ». De fait, la concurrence entre les causes existe tant celles-ci sont nombreuses. Le « pouvoir de don » d’une société n’est pas élastique et, en faisant entrer la question de l’audience dans l’équation, les médias ont rendu la compétition encore plus intense, sans que chaque association ou organisation ne puisse se battre à arme égale pour la mener. Se pose, pour les chaines, investisseurs et producteurs, la question du retour sur investissement : il faut choisir « les bonnes causes ». Mais qu’est ce qu’une bonne cause ? Loin de s’imposer spontanément, celle-ci est désormais définie par les décideurs selon des grilles d’analyse structurées, faisant intervenir différents axes : proximité de la cause (identification à la victime), gravité de la cause, utilité perçue du don. Une mécanique qui, implicitement, laisse de côté certains combats (au hasard, la lutte contre l’addiction) au profit d’autres jugés plus « rentables », c’est-à-dire celles qui, associées à la bonne vedette, sont susceptible de faire de l’audience.
[1] René Descartes, Les Passions de l’âme (1649)
[2] Guy Debord, La Société du Spectacle, 1967
[3] France Bénévolat / R&S – La France Bénévole, 2012
[4] Id.
[5] Baromètre TNS Sofres – France générosités 2013
Article publié dans l’édition n°8 de la revue TANK